Le vieux et toutes ses vies
Publié le 22 Juin 2011
Le temps est-il compartimenté dans sa tête sans que ses portes ne claquent et ne se referment au fur et à mesure qu’ils les entrouvrent pour se souvenir ?
Sa tête est pleine de ses vies passées. Il ne peut passer sa vie à reculons!
Cette intensité cérébrale nourrie d'infimes blessures, brûlures des maux, symptômes des mots ivres, des rythmes enfouis, apparaît à peine dans son regard alternant entre l’ombre et la flamme.
Il existe parce qu’il marche, parce qu’il parle aux paysages et aux gens dont le visage s’interroge, parce qu’il serre la main de ces humains qui parfois le reconnaissent.
Son corps éreinté est à l’image de son présent en disgrâce face à sa jeunesse qui se désagrège à chaque instant et si vide face à la mémoire de ses vies.
C’est une tonne de souvenance au fond de son âme creusée par l’âge de sa solitude, entre brume et lumière. Aucun passant n’imaginerait qu’un type comme lui, vieil homme encore svelte à l’allure désinvolte serait encombré de mille vies !
Un jour, le long d’une rue commerçante, c’est la curiosité d’un enfant qui le réveilla de son existence souterraine.
«-Dis, Monsieur, pourquoi tu as une queue de cheval comme maman ? En plus elle est blanche comme la lune. . .», commence la petite pour s’interrompre dans un éclat de rire.
Et cet être ridé, distant, ouvrit soudain la porte son apparence pour lui répondre d’un ton sourd :
«- J’étais danseur, petite … et même chorégraphe sur toutes les planètes…
- C’est quoi un chorégraphe ? Est-ce que c’est un monsieur qui parle à la lune ? ose-t-elle en l’approchant.
- C’est un poète et un géomètre du corps. Tu sais petite, je ne parlais pas à la lune mais à l’âme des gestes…
- Comment t’appelles-tu ? Moi, je m’appelle Maud.
- Et moi Maudit. Laisse-moi maintenant…»
Il préfère se réfugier dans son labyrinthe et revivre ses acrobaties avec des fantômes, d'artistes célèbres et éblouissants partis avant lui… Il préfère se perdre dans la mouvance fantastique de ces pas.
Il a le droit de se rappeler ses incarnations en public même si le nouveau siècle a oublié ce seigneur de la danse. Les musiques symphoniques mais aussi les rythmes saccadés de la recherche, de la passion, de la tourmente, reviennent en lui, estompées, magnifiées, stimulant les battements de son cœur infirme à l’amour.
Dans toutes ses vies aux furtives rencontres, l’amour ne sera pas resté en piste. Tant de ballets euphoriques pour en arriver à recréer silencieusement, à répéter entre respiration et inspiration, son éternelle ouverture de l'hymne à la vie.
Le temps de sa mémoire n’est pas un miroir. Il est cet invisible château aux salles immenses, accueillant de retentissants applaudissements infinis. Un château merveilleux refermant l’intime, la beauté, la générosité des jours et reposant sur le bord vacillant d’une existence qui ne se reconnaît plus. Le temps a le droit à plusieurs vies. Vieillir n’est pas mourir.
Suzâme
(22/06/11)
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