Ecrits d'Eros : Le donneur de baisers (conte)
Publié le 2 Juillet 2012
Il était une fois, il y a si longtemps, dans une contrée froide et très reculée du monde, dans un château au fond
d’une forêt immense, des épouses si sérieuses qu’elles attendaient leurs époux, preux chevaliers. Quand elles étaient bien disposées à cette période qui pouvait être longue et parfois définitive,
elles organisaient leur vie de femme entre tâches et loisirs.
Oh il n’y avait pas de bûcheronne ni de menuisière ! Lorsqu’elles n’étaient pas à la broderie, au tissage, à
la musique, elles se retrouvaient dans une alcôve aux senteurs alléchantes, cuisines divines pour femmes gourmandes sans pour le moins du monde aider leurs servantes très occupées. L’endroit les
inspirait en bavardages et c’est là qu’elles capturaient les rumeurs. Puis elles passaient à la grande salle pour chanter, tourbillonner dans l’allégresse surtout après un repas d’ogresses
insouciantes ponctuées de gorgées d’élixir dionysien.
Jusqu’au jour où Maguelone dit une poésie, un délire de fin de festin, une suite de lamentations sur le
baiser :
«...Et celui pour qui je pleure
ne possède pas seulement mon corps
Celui qui manque à mon cœur
porte un nom joli qui m’endort
et m’éveille, oui, celui du nom joli de «baiser»
sur le front, sur la nuque parce que c’est encore aimer
Oui, dans l’oreille, sur le sein, ô douce folie
combien de fois j’ai sombré sans lui…»
Ce soir-là, elles étaient comme un bouquet de femmes qui déversaient des larmes par coupes entières et
encore plus à l’idée que leurs époux ne reviennent jamais même épuisés mais vaillants de leur quête éternelle. Le souvenir de leur puissance, de leurs désirs en assaut, parfois même de leur
violence, attirait à peine une confidence.
C’est Héloïse qui intervint avec sa voix suave d’amoureuse : écoutez bien, vous, ma mère, vous, mes
filles ! Ecoutez bien vous, mes sœurs et amies ! on m’a rapporté l’existence, non loin du domaine cependant, d’un donneur de baisers.
Finis les sanglots résonnant dans tout le château. Sans se prévenir, elles s’exclamèrent en chœur : «un
donneur de baisers ? »
Il y eut des rires à profusion et pour certaines, plus complices, une euphorie de rêves à partager. Mais la
doyenne Eléonore pourtant très réservée exprima sa méfiance.
« - Mes enfants, attention ! contre quoi ces baisers ! pensez-y ! … Non, mais voyons, c’est
inconceva… »
Héloïse l’interrompit, enjouée, malicieuse :
« - Mère ! mais contre rien ! je vous l’assure. Il serait sourd et muet. Sa grand-mère qui l’a
élevé, raconte à qui le veut, que selon lui, le baiser est don de Dieu. Elle ignore qui lui a enseigné cette devise qu’il se répète à qui l’entend : «Baiser se donne sans jamais prendre et rend
heureux d’être reçu » ?
Chacune imaginait ce donneur selon sa convenance. Certaines étaient romantiques et ne demandaient qu’à offrir
chaque partie de leurs visages et même leurs jolis pieds depuis si longtemps esseulés, d’autres rêvaient de baisers fous partout où la vie désire amour.
Après un débat sur les modalités de rencontre. Elles déléguèrent à Marie, la naïve, d’aller chercher ce garçon
insensé qui les sauverait de leur détresse.
Quand il fut venu, prince ou berger, ce fut chaque jour, chaque nuit que les portes du château s’ouvrir à la tendresse. Elles ne manquèrent plus jamais de baisers.
Suzâme
(17/06 ET 2/07/12)