SI LOIN AVANT LA MER
Publié le 9 Mars 2012
Entre deux cils, le temps s’effrite puis s’écroule dans un effondrement silencieux.
Il y a maintenant deux mois, personne ne soupçonnait son cataclysme même lui ne l’avait pas vu arriver. Plus
d’aptitude à vivre et pas encore de connivence avec la mort qui pourtant l’évinçait. Comme absorbé par un tourbillon, douleurs après vertiges, il s’était fait posséder,
envahir.
La vie était devenue infecte, plus proche d’un virus que du soleil. Cela avait débuté avec la nausée, un dégoût des
choses, même des roses que son épouse disposait sur cette table ovale, inlassablement.
Les mots ne rebondissaient plus comme ricochets sur son fleuve cérébral. Sans amour, leur chambre se
fanait.
Pendant qu’il s’échouait, sans appétit, sans ivresse, perdu dans ses confins, sa femme Alexiane recevait de temps en
temps leur amie Gwladys qui s’inquiétait de la chute de Denis et des tourmentes qui perturbaient sa meilleure amie. Ses mots étaient durs. Qui aurait affirmé qu’ils étaient
injustes ?
« - Dis-le, Alex, que malgré son naufrage où heureusement il ne te fait aucune place, tu persistes à t’occuper
de lui, à le laver, à lui parler, et je le devine, à le bercer avec tes chansons jazzy ! Mais enfin ! Réveille-toi ! Il ne te voit plus. Cela fait combien de temps
maintenant ? »
Quelques sanglots, torrent du cœur, pour toute réponse et pour ne pas sombrer, de suite, un revirement d’humeur :
« - Pendant que Vivien dessine et s’invente des vies, viens dans ma cuisine déguster un peu de thé noir
de Ceylan pour changer et écoutons un peu de musique ! Je ne veux pas m’écouter. Je ne peux pas me le permettre et tu le sais. »
Alex ne laissait rien paraître. Une protection de chaque instant bien qu’en présence de Gwladys, une légère fissure,
creux du chagrin, s’incrustait non loin du rimmel. Rien de conséquent, d’alarmant par rapport à son questionnement, ses insomnies, sa solitude. Elle sélectionna un 33 tours de sa collection. Elle
adorait rassembler les thés, les livres, les disques, les cartes et les fleurs. Mais c’était plus difficile pour les mots. Elle s’était mise en tête de chanter avec son amie. Alors elle prit un
disque d’or de la chanson française reliant Montant, Mouloudji, Brel, Ferré, Barbara, Gréco et Nougaro qu’elles abordèrent avec bonheur sur «Ah tu verras, tu verras… ». Une complicité
infinie qui les dissipèrent au point d’oublier Denis dans son obscurité et Vivien installé non loin.
Pendant qu’elle s’évadait de sa maison aux invisibles ruines, le fils de Gwladys s’était assis sur un tapis magique
avec sa boîte à crayons et ses feuilles de rêves qu’il emmenait partout. Bien sûr qu’il n’était plus dans la chambre sinistre, fermée sur l’ailleurs. Son esprit à lui s’envolait instantanément,
au premier mot, au premier dessin comme un oiseau enchanteur. Normalement, il ne savait rien de la survie de Denis. Sa mère ne lui rapportait jamais les histoires des grands surtout lorsqu’elles
étaient sombres à mourir.
Comme si de rien n’était, il s’approcha du radeau, du rescapé dont il frôla la barbe hirsute et grisonnante, remua sa large et molle main abandonnée dans le vide puis s’en retourna sur son coin à lui. Il parlait au personnage qui venait de naître d’un trait de couleur :
« - Je sais qu’t’es pas mort et qu’t’as même pas peur… on dirait que tu croises des cauchemars mais tiens pour te délivrer, voilà un chien… un chat… un arbre… une fleur… »
Et tout en coloriant, Vivien parlait. Chacun de ses mots atteignait Denis l’Epuisé qui enfin grognait et marmonnait
sous ses draps de fantôme.
Le petit continuait son histoire. Pour lui, tout se réalisait du tapis à la fenêtre et partout dans cette pièce qui
se métamorphosait.
« - on dirait qu’il y a la mer et un immense coquillage avec une porte et une lucarne comme un phare juste pour
laisser rentrer le ciel … »
Tremblant de tous ses membres, de toute son âme, se sentant interpellé peut-être, le presque moribond fit un
commencement de signes au petit homme de lumière. Il s’assit mollement contre ses oreillers avachis et d’une voix rauque, bégayante, tenta quelques premières paroles suspendues à l’air confiné
d’une chambre qui comme lui enfin s’éveillait :
« - Viens encore me voir !… T’as raison, je n’suis pas mort. Je n’ai plus peur. Raconte-moi ton histoire de coquillage… Reste encore un peu… Maintenant d’ici, je vois, j’entends la mer… »
Suzâme
(8/03/12)